Repenser la littérature
Où se trouve la littérature?
Jusqu’où va la littérature?
Quels sont ses modèles économiques?
Quels sont ses fonctions de légitimation?
Qui fait de la littérature?
Pour cette raison, il me semble nécessaire - et aussi avantageux aux fins de ma propre apologie - de répenser la littérature en tant qu’objet disciplinaire et d’aborder le fait littéraire de façon multiforme, au carrefour d’approches discilinaires différentes, de méthodologie de recherche qui se situent entre la théorie littéraire, la philosophie, les sciences de la communication, les études des médias, les théories de l’édition, l’histoire des supports d’écriture, les théories politiques, économiques, la sociologie etc. Pour me raccrocher à une autorité: si le sociologue Bourdieu avait assez de légitimité pour s’occuper de littérature, moi aussi j’ai ma place dans un département de littérature, malgré les apparences contraires.
Pour montrer en quoi consiste cette reconfiguration du champ littéraire je vais poser ici 5 questions auxquelles il est très difficile de trouver une réponse.
Où se trouve la littérature?
Jusqu’où va la littérature?
Quels sont ses modèles économiques?
Quels sont ses fonctions de légitimation?
Qui fait de la littérature?
Jusqu’où va la littérature?
Ce mélange de supports rend difficile d’identifier les frontières du champ littéraire. Quels sont les objets dont on devrait s’occuper en littérature? On pourrait imaginer que la littérature, malgré la multiplicité des supports, se trouve dans des lieux immédiatement identifiables comme lieux de littérature. Par exemple, une plateforme comme Whatpad. Cela signifierait que la littérature reste un champ bien défini et délimité, malgré elle puisse s’éteindre sur plusieurs supports différents. Mais ce n’est pas le cas. Un profil Twitter “littéraire” se mélange à d’autres profils qui ne sont pas littéraires. Et par ailleurs: est-ce qu’il y a des profils “littéraires” ou plutôt simplement des Tweets littéraires. Des porofils Twitter, par exemple, participent de façon active aux projet “Dérives”; mais ils restent des profils personnels qui peuvent aussi envoyer des Tweets qui annoncent un évènement ou qui parlent de tout autre aspect de la vie quotidienne. Cela est encore plus vrai pour les profils Facebook. Même les formes d’écriture “littéraires” ne peuvent pas être facilement identifées. La littérature se limite-t-elle au texte? Mais si elle fait aussi des vidéos! Et si, surtout, dans l’environnement numérique, tout est texte, y compris un algorithme ou une vidéo! Dans ce cadre il est indispensable que les compétences de champs disciplinaires différents convergent pour analyser le fait littéraire: à partir des études des médias, en passant par les games studies il est nécessaire que la compréhension des oeuvres soit faite à partir de macrostructures transmédiatiques comme la narration, la sémiologie, la poétique, la rhétorique, l’esthétique. Une approche philosophique au fait littéraire doit aller au delà du champ disciplinaire pour proposer un regard large qui n’exclue pas a priori des formes, des formats et des genres qui n’était pas au centre du canon littéraire défini dans les derniers deux siècles.
Modèles économiques
Lié à la question de la légitimation, un autre point central de la structuration d’un champ est évidemment le modèle économique. Mis en place à partir du XVIII siècle (le fameux Statut d’Anne date de 1710), le principe du copyright a été le pivot pour rendre possible l’émancipation de la littérature. Le copyright est un système pour faire vivre des éditeurs, des diffuseurs, des libraires et aussi - même si ce n’était pas le premier objectif - des écrivain·e·s. Ce système a permis la mise en place de toute une infrastructure de production et de diffusion de contenus. Or ce système n’est plus le seul existant - et je dirais même qu’il est minoritaire. Une grande partie des oevres littéraires d’aujourd’hui ne réposent pas sur le système du copyright. Toutes les productions qui circulent sur des plateformes sociales propriétaires, par exemple, vivent sur la base d’un modèle économique fondamentalement basé sur la vente des données pour des fins publicitaires. La publicité - et un type très particulier de publicité, inventé au début des années 2000 par des initiatives telles que AdSense est donc le nouveau modèle. Vous me direz: mais dans ce modèle les écrivain·n·es ne sont pas forcement rémunéré·e·s! Oui, la raison en est le fait que l’écrivain·e n’est pas particulièrement important par rapport à la littérature: s’ils l’ont été - à partir du XIX siècle, cela est juste dû à la spécificité du modèle économique que la littérature venez de trouver. Ce qui nous intéresse ici est de trouver le moteur économique qui peut déterminer l’existance et la production de contenus littéraires et ce modèle n’implique pas nécessairement la retribution des auteurs - c’est très rare dans l’histoire des contenus que nous appelons littéraires que l’auteur soit payé, par ailleurs, cela concerne en gros exclusivement le XIX et le XX siècle. Dans ce cas aussi, la compréhension d’un phénomène de ce type doit se faire à la croisée d’une analyse historique, légale, politique, sociale et économique.
Qui écrit?
Cela nous amène au dernier point, peut-être le plus important, avec lequel je vais clore mes considérations: qui écrit? Qui est le producteur de la littérature? L’auteur tel qu’il a été inventé à partir du XVIII siècle et qu’il s’est stabilité au XIX est évedemment le fruit d’une dynamique socio-économique complexe. Pour le dire en une phrase - quelque peu caricaturale, certes, mais pas loin de la vérité: l’auteur est le produit de la stabilisation du modèle économique du copyright. En d’autres termes: il a fallu inventer l’auteur pour construire le modèle du copyright qui a permis l’émergence de l’ensemble du champ littéraire. Si les dynamiques qui forment le champ littéraire changent, la figure de l’auteur est aussi mise en crise. On n’a plus besoin d’un nom sur une couverture alors qu’il n’y a même plus de couverture. Qui écrit donc? La distinction entre ameteurs et professionnels qui s’était mise en place au XVIII ne semble plus tellement pertinente. Plus que d’auteurs on peut parler d’écrivain·e·s pour se référer au geste matériel d’écrire plus qu’à l’accès à un statut social (celui d’auteur). Mais peut-on encore parler d’écrivains? Gilles Bonnet nous propose le terme écrainvains pour souligner que la materialité du geste de production a profondément changé. Mais le questionnement peut aller bien plus loin. Tout d’abord, s’agit-il encore d’individus? Il semblerait que l’écriture devient de plus en plus collective dans un environnement où les textes se fondent avec les commentaires, les annotations, les reprises, les réécritures, les versions… Mais encore: les différents niveaux d’énonciation (qui ont été définis par Zacklad ou par Souchier et Jeanneret comme énonciation auctoriale, éditoriale, documentale etc.) sont entremêlés. Il est impossible de savoir, lorsqu’on est devant à une forme quelqconque d’écriture, ce qui a été produit par un algorithme, par un bout de code, par un format. Que l’on pense, pour faire un exemple simple, que quand on écrit une lettre dans un logiciel de traitement de texte, celui-ci produit environ 4100 lettres. L“’ateur” a écrit 1/4100 du texte. La question devient donc: le producteur d’écriture est-il encore un être humain?
Qu’est-ce que l’humain?
Ou alors peut-être il faudrait poser la question à l’envers… car ce que l’humanité est ou doit être a été défini, dans notre tradition, à partir des textes. L’humanitas, telle qu’elle est définie sur le scillage de Cicéron à partir du XV si;ecle est justement le fait d’écrire des textes. C’est justement la professionalisation de la figure de l’auteur qui a donné la possibilité de développer une certaine idée d’individualité et aussi d’humanité. La reconfiguration du champ littéraire pose donc une question encore plus profonde: qu’est-ce qu’un être humain? Si un être humain est le producteur d’écriture, alors le mélange d’algorithmes, formats, techniques, infrastructures qui donne lieu à l’apparition d’un Tweet, ce mélange est justement l’être humain. Ce que nous appelons un “profil” dans cet exemple serait plus humain que l’idée hypothétique d’un être humain en chair et en os.
Bon je ne sais pas si être rassuré. Je me demandais si j’étais un littéraire ou pas, et si j’étais finalement un imposteur. Peut-être pas, mais la reconfiguration du champ littéraire m’oblige à me poser des questions beaucoup plus profondes. Je commence à douter de qui je suis… Et finalement, peut-être, je ne suis qu’un algorithme.