Formats d’écriture et formes de pensée

Wrap up

Les formats pensent!
la pensée appartient désormais aux GAFAM

La rhétorique de l’immatérialité

“Le genre qui passe son temps à bidouiller LaTex au lieu de bosser.”

En réponse à un billet de blogue où Marcello essayait d’expliquer l’importance des formats et des outils d’écriture, un collègue twittait: “Nan mais lis le texte… Caricature de geekerie. Le genre qui passe son temps à bidouiller LaTex au lieu de bosser.”¹.

Il est intéressant d’analyser le point de vue qui est au fondement d’une telle réaction, car il représente une pensée fortement enracinée dans notre culture. On pourrait dire que telle idée se situe dans la continuité d’une certaine interprétation de la fameuse critique platonicienne de l’écriture, développée dans le Phèdre. La position de Platon à ce sujet a été le centre de plusieurs débats - que l’on pense au texte de @derrida_pharmacie_1968 qui montre toute la complexité et les enjeux des ambiguïtés cachées dans le texte du philosophe grec. Si on lit Platon au premier degré on identifie une opposition entre l’idéalité de la pensée et l’impureté de son inscription matérielle: d’une part il y a ce qui compte vraiment, les contenus, les idées, dont l’expression la plus pure est le logos; de l’autre l’inscription matérielle de ces idées qui représente une forme de déchéance. La pureté supérieure de la pensée se transforme en un produit dérivé, bâtard, imparfait car incarné: l’écriture. L’opposition entre pensée et écriture est une des déclinaisons - peut-être la plus représentative - de l’opposition entre forme et matière où cette dernière est toujours une manifestation limitée et imparfaite de la première. Cette opposition se révèle par ailleurs de manière forte dans les genres masculins et féminin et on la retrouve aussi chez Aristote: une forme masculine et une matière féminine. C’est le sperme – principe formel de vie – qui se “nourrit” de la matière féminine pour s’incarner – dans la théorie de la génération aristotélicienne, notamment²

Une anecdote porphyrienne exemplifie clairement cette idéologie: dans la Vie de Plotin, Porphyrie raconte que Plotin écrivait ses Énnéades pendant qu’il faisait autre chose; il parlait, il s’occupait d’autres affaires et en même temps il inscrivait sur un support la pensée complexe qu’il avait déjà développée.

New materialisms et Karen Barad

Christopher N. Gamble, Joshua S. Hanan, et Thomas Nail, « What Is New Materialism? », Angelaki 24, nᵒ 6 (2 novembre 2019): 111‑34
Karen Barad, Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, (Durham: Duke University Press Books, 2007).

Selon les nouveaux matérialistes, la matière n’est pas passive, donnée, neutre, vile et dépourvue de sens, mais elle est active, vivante, elle porte et produit le sens. Il est ainsi possible de questionner le fait que la pensée, et les autres activités considérées comme proprement humaines et supérieures, se trouvent du coté de l’immatérialité.

Parmi ces approches, il est intéressant de s’arrêter ici sur celle proposée par Karen Barad, notamment dans son ouvrage Meeting the Universe halfway [@barad_meeting_2007]. Barad est une philosophe et physicienne proposant une théorie de la matière - que l’on peut qualifier de révolutionnaire - en offrant un point de vue neuf et particulièrement éclairant, surtout pour les objectifs de ce livre.

À partir de la philosophie et des découvertes en physique de Niels Bohr, Barad explique que “matter matters”: la matière compte car elle porte du sens. Cela implique qu’il n’y a pas de distinction et de séparation entre d’une part discours, pensée, idées et concepts et de l’autre matière, comme le voudrait la rhétorique de l’immatérialité.

Double fente

Thomas Young, 1801: is the light a wave or a set of particles?

Pour comprendre la profondeur de la proposition de Barad, il est utile de s’arrêter sur une expérience physique imaginée par Bohr qui a eu un rôle fondamental dans le développement de la physique quantique et illustre de façon claire le propos qui nous intéresse ici. Il s’agit de l’expérience de la double fente.

L’expérience sert à déterminer si le phénomène analysé est une onde ou une particule. Elle est initialement réalisée en 1801 par Thomas Young qui l’utilise pour démontrer que la lumière se comporte comme une onde. L’expérience consiste à envoyer un faisceau de lumière vers un support avec deux fentes puis à regarder son comportement. Dans la physique classique, on considère qu’un phénomène est soit constitué d’une série de particules soit une onde. Or, si on lance contre ce support des rondelles de hockey, par exemple, puis que l’on va regarder derrière où celles-ci sont arrivées, on s’attend à trouver deux concentrations de rondelles: une derrière chaque fente. Certaines rondelles seront bloquées par le support, d’autres passeront par l’une des fentes et d’autres encore par l’autre fente. Les rondelles se comportent donc comme des particules. Dans le cas où ce sont des ondes qui passent par les deux fentes, elles produisent des interférences. Si on place un écran derrière le support, puis que l’on va regarder les endroits atteints avec une plus grande densité, on verra non pas, comme dans le cas des rondelles, deux lignes, mais une série de lignes d’épaisseurs différentes. C’est ce qu’on appelle un pattern d’interférence.

Or, si on réalise l’expérience en lançant contre les deux fentes des électrons, le résultat est surprenant: les électrons - qui pourraient pourtant être assimilés à de petites balles - ne se comportent pas comme des particules, mais comme des ondes. Ils produisent un pattern d’interférence: les électrons semblent “interférer” les uns avec les autres.

Pour tenter de comprendre le phénomène, il est possible de ruser: nous pouvons lancer les électrons un par un, en empêchant ainsi qu’ils interagissent les uns avec les autres. Les résultats sont là-aussi surprenants: chaque électron arrive en effet à un point précis de l’écran, mais si on regarde tout à la fin, après avoir lancé séparément tous les électrons, on constate un pattern d’interférence. Étant donné que les électrons sont lancés un par un, ils ne peuvent pas interférer les uns avec les autres: chaque électron semble passer par les deux fentes et interférer avec lui-même.

Pour vérifier ce fait étrange, nous pouvons modifier le dispositif de façon à être capables d’observer par quelle fente passe un électron. Nous envoyons un électron à la fois et, pour chaque électron, nous notons la fente par laquelle il est passé. L’expérience est identique à la précédente sauf le dispositif qui a été modifié pour nous permettre d’identifier la fente empruntée par l’électron. Là encore le résultat est surprenant: le pattern d’interférence disparaît!

Ces expériences sont d’abord imaginées par Niels Bohr en tant qu’expériences de pensée - Gedanken experiment -; à l’époque de Bohr il n’était en effet pas techniquement possible de les réaliser. Mais plus récemment elles ont été réalisées et les résultats surprenants prévus pas Bohr ont été effectivement observés.

Comment comprendre ce qui se passe? Il semble évident, d’abord, qu’il est impossible d’établir si un électron est une onde ou une particule. Son comportement a les caractéristiques typiques d’une onde dans certaines circonstances et celles d’une particule dans d’autres. Sa nature est incertaine ou indéterminée. Barad souligne la différence entre ces deux idées, incertitude ou indétermination, et affirme que certains interprètes (typiquement Heisenberg) optent pour la première alors que Bohr défend la seconde. Si la nature de l’électron est incertaine, cela signifie que l’électron a une nature mais que, à cause des limitations de nos dispositifs d’observation, ou de notre cadre théorique, nous ne sommes pas capables de la comprendre. Si la nature de l’électron est indéfinie, cela signifie que l’électron n’a pas une nature stable, que cette “nature” se précise dans un contexte particulier. Et c’est là l’idée de Bohr: selon Bohr les concepts de “particule” et d’“onde” sont définis par les circonstances nécessaires pour leur mesure. Le concept de particule n’est pas une idée abstraite, mais c’est le résultat d’un dispositif qui permet d’identifier un phénomène en tant que particule. Nous avons vu dans l’expérience de Bohr que lorsque nous modifions le dispositif pour être capables d’identifier la fente par laquelle passe l’électron, l’électron est une particule. Dans le dispositif non modifié, le concept de particule n’est pas implémenté, il n’est donc physiquement, matériellement pas possible.

Les concepts théoriques, affirme Barad pour conclure, ne sont pas des entités immatérielles, mais ils sont “des arrangements physiques spécifiques” [@barad_meeting_2007, p. 108].

Ce détour par la physique quantique nous montre à quel point la rhétorique de l’immatérialité est insuffisante pour comprendre le monde. Ce qu’il nous enseigne est que la pensée, le sens, les idées, les concepts sont matériels. Il faut bien comprendre cette phrase: elle ne signifie pas que la pensée est “conditionnée” par un contexte matériel, mais plus profondément que la pensée est ce contexte matériel.

Revenons maintenant, avec ces résultats à l’esprit, à l’anecdote de Porphyrie sur l’écriture de Plotin; non seulement Plotin se trompe sur le peu d’importance de l’écriture, mais plus profondément les Énnéades sont ce type particulier d’écriture. Elles ne sont rien d’autre que cela. Les Énnéades sont l’ensemble des arrangements matériels qui les ont faites émerger et donc un certain type d’écriture, l’interaction entre des personnes particulières et aussi, après Plotin, une série de contextes de transmission, d’inscription, d’archivage, de copie, de citation etc. qui ont permis qu’un texte particulier soit lu aujourd’hui.

Les erreurs de langue de Plotin ont été corrigées par Porphyrie qui a probablement contribué non pas à la lisibilité ou au style de ce texte, mais à son sens. Le “style” final, compliqué, parfois incompréhensible, a constitué et constitue une des spécificités des Énnéades et il détermine aussi leur sens. Loin d’être une activité secondaire et sans importance, l’écriture et l’ensemble de circonstances matérielles - si quelqu’un interrompait Plotin, si l’outil pour écrire avait des caractéristiques d’un type ou d’un autre type, si le support gardait les traces des inscriptions de façon plus ou moins claire, la taille de ce support, la graphie des lettres utilisées… - “conditionnent”, ils font le sens des Énneades. Le sens n’est rien d’autre que l’ensemble de ces éléments matériels.

C’est finalement ce que voulait dire McLuhan: “le média est le message” [@mcluhan_understanding_1966]. Il n’y a pas un contenant et un contenu, il n’y a pas un support et quelque chose qui est porté par ce support. Le message, le sens, n’est pas une entité abstraite qui préexiste au média qui la porte: le message n’est rien d’autre que le média. Nous pouvons ajouter avec Barad: le message est un arrangement physique spécifique; et c’est exactement ce qu’est aussi un média.

Bohr argued that if we were to perform a two-slit experiment with a which-path device (which can be used to determine which slit each electron goes through on its way to the detecting screen), we would find that the interference pattern is destroyed. That is, if a measurement is made that identifies the electron as a particle, as is the case when we use a which-path detector, then the result will be a particle pattern, not the wave pattern that results when the original unmodified two-slit apparatus is used. Karen Barad, Meeting the Universe halfway, p. 103

Les concepts sont des arrangement physiques spécifiques

Bohr’s argument for the indeterminable nature of measurement interactions is based on his insight that concepts are defined by the circumstances required for their measurement. That is, theoretical concepts are not ideational in character; they are specific physical arrangements. Karen Barad, Meeting the Universe halfway, p. 109

Matter matters

Écrire

Les outils, les protocoles, les algorithmes, les formats… pensent.
Comment pensent-ils ? Que pensent-ils ?

https://intelligibilite-numerique.numerev.com/numeros/n-1-2020/18-ecrire-les-shs-en-environnement-numerique-l-editeur-de-texte-stylo

http://vitalirosati.net/slides/2019/cours-2020-fra6730.html#/section-8

Now: the same thing caracterises the relationship between writing and thinking. It is not possible to separate them. Particular material forms of writing determine thinking. Or, to be more accurate: particular material forms of writing are thinking.

Whether it is this pad - and the different collective work protocols that can emerge from it - or a git repository with its versioning device, or rather a complex set of communication protocols (TCP/IP, HTTP etc.), formats (md, HTML, txt…), syntax rules in different languages, tools and algorithms - this text is partly produced by deepl - … what thinks here is the incription.

Word

Dehut, J. (2018). « En finir avec Word ! Pour une analyse des enjeux relatifs aux traitements de texte et à leur utilisation ». Carnet de recherche.
Kirschenbaum, M. G. (2016). Track Changes: A Literary History of Word Processing. Cambridge, États-Unis d’Amérique: The Belknap Press of Harvard University Press

Un ordinateur pour écrire??

Écrire du code et de la documentation, les sauvegarder et les imprimer.

1976 Electric Pencil - Michael Shrayer
1979 Easy Writer - John Thomas Draper
1979 WordStar: WYSYWYG - for the concept of page
Home computers - 1984
1983 Word

Les principes

interface graphique
l’impression est le but !
bureau ! (et productivité)
format=logiciel

Les effets

Le WYSIWYG et la “désintermédiation”.
- perte de compétences
perte de contrôle
mauvaise information
perte d’utilité (utiliser un ordinateur comme une machine à écrire)
problèmes de durabilité
une façon formatée de penser
la productivité d’abord

The principle of WYSIWYG (What You See Is What You Get) determines a confusion between structuring and formatting: to facilitate the reading and processing of an article or a book, it is necessary to dissociate the semantic value of the fragments from their graphic rendering, for example: a level 2 title and its graphic rendering in a large font size,
The syntax is hidden: it is thus impossible to know what is going on. The software decides about the meaning!
The docx format does not allow a scientific structuring of the contents. The contents produced in docx are poorly marked up and difficult to access, as they are poorly indexed. At a time when there is a huge production of texts, it becomes crucial that documents are correctly structured to improve their indexing anda allow their query by advanced search tools.
Editors are obliged to do a long and tedious work of reworking texts in order to reintroduce texts in order to reintroduce a semantic layer and to correct the numerous and correct the numerous errors introduced by these word processors.
The durability of documents in docx format depends on Microsoft’s willingness to maintain this Microsoft to maintain this proprietary format. However, durability is not the mission and priority of a company. mission and priority of a commercial enterprise. There is no guarantee that content in docx format will be accessible in the future
**But the most serious thing is that writing and thinking become a single, homogeneous activity. We all think the same way. And in all our activities we think in the same way: whether we are writing a love letter, a shopping list, a scientific article in physics or literature, a novel, lecture notes…

The only way to write seems to be the one used to write internal documents for a small company.**

Créer ses propres environnements d’écriture

Each particular project must be accompanied by the conception and design of a writing environment, because the writing environment is the factory of thinking. Putting together tools, organizing protocols, formats etc. means enabling thinking.

In the Metaontology project that I am showing you on the screen, the idea is to make the text I write interact with a series of sources. I tried to imagine a data structure to allow this dialogue. Each source, each quotation is written in yaml and it is accompanied by a series of metadata like the author’s date of birth, the title etc. This then allows me to see what I’m quoting - I used a jupyter-notebook for example to visualize my sources on a map and this allowed me to see how eurocentric my references were. This visualization pushed me to broaden my reading. It changed the direction and orientation of my thinking.

Stylo

Un éditeur de texte conçu pour la rédaction d’articles en sciences humaines stylo.huma-num.fr

Cultiver son jardin

Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. Voltaire, Candide