La nausée

  • Un problème et une solution:
    • la contingence -> la nausée
    • l’écriture, l’art, Some of these days
  • roman à thèse

Quelques dates

  • 1905-1980
  • La découverte de la phénoménologie
  • Le travail comme professeur au Havre
  • 1928: rencontre avec de Beauvoir
  • 1936: L’imagination
  • 1936: première version de La Nausée (Mélancholia), refusée par Gallimard
  • 1938: sortie de la Nausée
  • 1943 L’Être et le néant
  • 1945 La renommée et la mode de l’existentialisme

La nausée

  • Un roman philosophique
  • Mettre en scène une intuition
  • Le “journal”

Le mieux serait d’écrire les événements au jour le jour. Tenir un journal pour y voir clair. Ne pas laisser échapper les nuances, les petits faits, même s’ils n’ont l’air de rien, et surtout les classer. Il faut dire comment je vois cette table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c’est cela qui a changé. Il faut déterminer exactement l’étendue et la nature de ce changement.

L’existence

Donc j’étais tout à l’heure au Jardin public. La racine du marronnier s’enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c’était une racine. Les mots s’étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J’étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j’ai eu cette illumination.

L’existence

Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais pressenti ce que voulait dire «exister». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux «la mer est verte; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette», mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une «mouette-existante»; à l’ordinaire l’existence se cache. Elle est là, autour de nous, en nous, elle est nous, on ne peut pas dire deux mots sans parler d’elle et, finalement, on ne la touche pas. Quand je croyais y penser, il faut croire que je ne pensais rien, j’avais la tête vide, ou tout juste un mot dans la tête, le mot « être ». Ou alors, je pensais… comment dire? Je pensais Y appartenance, je me disais que la mer appartenait à la classe des objets verts ou que le vert faisait partie des qualités de la mer. Même quand je regardais les choses, j’étais à cent lieues de songer qu’elles existaient: elles m’apparaissaient comme un décor. Je les prenais dans mes mains, elles me servaient d’outils, je prévoyais leurs résistances. Mais tout ça se passait à la surface. Si l’on m’avait demandé ce que c’était que l’existence, j’aurais répondu de bonne foi que ça n’était rien, tout juste une forme vide qui venait s’ajouter aux choses du dehors, sans rien changer à leur nature. Et puis voilà: tout d’un coup, c’était là, c’était clair comme le jour: l’existence s’était soudain dévoilée. Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite: c’était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans de l’existence. Ou plutôt la racine, les grilles du jardin, le banc, le gazon rare de la pelouse, tout ça s’était évanoui; la diversité des choses, leur individualité n’était qu’une apparence, un vernis. Ce vernis avait fondu, il restait des masses monstrueuses et molles, en désordre — nues, d’une effrayante et obscène nudité.

Contingence

  • Il n’y a rien de nécessaire
  • Le dégoût pour l’existant
  • La contingence

L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire (Lettre à Simon De Beauvoir, 1931)

Contingence et “pessimisme”

  • S’il n’y a pas l’essence on est seul
  • Si Dieu n’existe pas… la mort de Dieu de Nietzsche
  • Existentialisme et désespoir?

Légende de la Contingence : Dieu avait sorti le monde du four et il a trouvé qu’il n’était pas assez cuit. Il allait le remettre au four quand il a buté et le monde a roulé hors de ses mains. (Carnet Dupuis)

Contingence du lieu

Contingence du lieu

Je rentrerai demain à Bouville par le train de midi […] De toute façon, je serai de retour à Paris avant la fin de la semaine. Et qu’est-ce que je gagnerai au change ? C’est toujours une ville : celle-ci est fendue par un fleuve, l’autre est bordée par la mer, à cela près elles se ressemblent […] Je vais rentrer à Bouville. La Végétation n’assiège Bouville que de trois côtés. Sur le quatrième côté, il y a un grand trou, plein d’une eau noire qui remue toute seule […] Il pleut. On a laissé pousser des plantes entre quatre grilles. Des plantes châtrées, domestiquées ; inoffensives tant elles sont grasses. Elles ont d’énormes feuilles blanchâtres qui pendent comme des oreilles. À toucher on dirait du cartilage. Tout est gras et blanc à Bouville, à cause de toute cette eau qui tombe du ciel. Je vais rentrer à Bouville, quelle horreur !

La nausée

  • La découverte de l’être là
  • La nausée

Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j’ai senti, l’autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C’était une espèce d’écœurement douceâtre. Que c’était donc désagréable ! Et cela venait du galet, j’en suis sûr, cela passait du galet dans mes mains, Oui, c’est cela, c’est bien cela : une sorte de nausée dans les mains.

Sa chemise de coton bleu se détache joyeusement sur un mur chocolat. Ça aussi ça donne la Nausée. Ou plutôt c’est la Nausée. La Nausée n’est pas en moi : je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu’un avec le café, c’est moi qui suis en elle.

La nausée

Ce moment fut extraordinaire. J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais, au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ; je comprenais la Nausée, je la possédais. A vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire.

Se faire passer la nausée

  • le néant, la littérature, l’art

Vivre ou raconter?

Mais il faut choisir: vivre ou raconter. Par exemple quand j’étais à Hambourg, avec cette Erna, dont je me défiais et qui avait peur de moi, je menais une drôle d’existence. Mais j’étais dedans, je n’y pensais pas. Et puis un soir, dans un petit café de San Pauli, elle m’a quitté pour aller aux lavabos. Je suis resté seul, il y avait un phonographe qui jouait Blue Sky. Je me suis mis à me raconter ce qui s’était passé depuis mon débarquement. Je me suis dit: «Le troisième soir, comme j’entrais dans un dancing appelé la Grotte Bleue, j’ai remarqué une grande femme à moitié soûle. Et cette femme-là, c’est celle que j’attends en ce moment, en écoutant Blue Sky et qui va revenir s’asseoir à ma droite et m’entourer le cou de ses bras.» Alors, j’ai senti avec violence que j’avais une aventure. Mais Erna est revenue, elle s’est assise à côté de moi, elle m’a entouré le cou de ses bras et je l’ai détestée sans trop savoir pourquoi. Je comprends, à présent: c’est qu’il fallait recommencer de vivre et que l’impression d’aventure venait de s’évanouir.

De Beauvoir… Mémoires d’une jeune fille rangée

Pourquoi ai-je choisi d’écrire ? Enfant, je n’avais guère pris au sérieux mes gribouillages ; mon véritable souci avait été de connaître ; je me plaisais à rédiger mes compositions françaises, mais ces demoiselles me reprochaient mon style guindé ; je ne me sentais pas « douée ». Cependant, quand à quinze ans j’inscrivis sur l’album d’une amie les prédilections, les projets qui étaient censés définir ma personnalité, à la question : « Que voulez-vous faire plus tard ? » je répondis d’un trait : « Être un auteur célèbre. » Touchant mon musicien favori, ma fleur préférée, je m’étais inventé des goûts plus ou moins factices. Mais sur ce point je n’hésitai pas : je convoitais cet avenir, à l’exclusion de tout autre. La première raison, c’est l’admiration que m’inspiraient les écrivains ; mon père les mettait bien au-dessus des savants, des érudits, des professeurs. J’étais convaincue moi aussi de leur suprématie ; même si son nom était largement connu, l’œuvre d’un spécialiste ne s’ouvrait qu’à un petit nombre ; les livres, tout le monde les lisait : ils touchaient l’imagination, le cœur ; ils valaient à leur auteur la gloire la plus universelle et la plus intime. En tant que femme, ces sommets me semblaient en outre plus accessibles que les pénéplaines ; les plus célèbres de mes sœurs s’étaient illustrées dans la littérature

Mémoires d’une jeune fille rangée

De retour à Meyrignac, je songeai à écrire ; je préférais la littérature à la philosophie, je n’aurais pas du tout été satisfaite si l’on m’avait prédit que je deviendrais une espèce de Bergson ; je ne voulais pas parler avec cette voix abstraite qui, lorsque je l’entendais, ne me touchait pas. Ce que je rêvais d’écrire, c’était un « roman de la vie intérieure » ; je voulais communiquer mon expérience.

L’écriture comme sens

Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais.

L’écriture comme sens

L’aventure surtout est un leurre, je veux dire cette croyance en des connexions nécessaires, et qui pourtant existeraient. L’aventurier est un déterministe inconséquent qui se supposerait libre. » Comparant sa génération à celle qui l’avait précédée, Sartre concluait : « Nous sommes plus malheureux, mais plus sympathiques. »

Cette dernière phrase m’avait fait rire ; mais en causant avec Sartre j’entrevis la richesse de ce qu’il appelait sa « théorie de la contingence », où se trouvaient déjà en germe ses idées sur l’être, l’existence, la nécessité, la liberté. J’eus l’évidence qu’il écrirait un jour une œuvre philosophique qui compterait. Seulement il ne se facilitait pas la tâche, car il n’avait pas l’intention de composer, selon les règles traditionnelles, un traité théorique. Il aimait autant Stendhal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la littérature. À ses yeux, la contingence n’était pas une notion abstraite, mais une dimension réelle du monde : il fallait utiliser toutes les ressources de l’art pour rendre sensible au cœur cette secrète « faiblesse » qu’il apercevait dans l’homme et dans les choses. La tentative était à l’époque très insolite ; impossible de s’inspirer d’aucune mode, d’aucun modèle

La nausée

  • Rollebon et l’échec de l’Histoire

Mais pas un livre d’histoire, ça parle de ce qui a existé — jamais un existant ne peut justifier l’existence d’un autre existant. Mon erreur, c’était de vouloir ressusciter M. de Rollebon.

Les aventures

  • Les aventures
  • Situations privilégiées, moments parfaits
  • La nécessité

Moi, j’ai eu de vraies aventures. Je n’en retrouve aucun détail, mais j’aperçois l’enchaînement rigoureux des circonstances.

Mais aujourd’hui, à peine ai-je prononcé ces mots, que je suis pris d’une grande indignation contre moi-même : il me semble que je mens, que de ma vie je n’ai eu la moindre aventure, ou plutôt je ne sais même plus ce que ce mot veut dire.

Je n’ai pas eu d’aventures. Il m’est arrivé des histoires, des événements, des incidents, tout ce qu’on voudra. Mais pas des aventures. Ce n’est pas une question de mots ; je commence à comprendre. Il y a quelque chose à quoi je tenais plus qu’à tout le reste — sans m’en rendre bien compte. Ce n’était pas l’amour, Dieu non, ni la gloire, ni la richesse. C’était… Enfin je m’étais imaginé qu’à de certains moments ma vie pouvait prendre une qualité rare et précieuse. Il n’était pas besoin de circonstances extraordinaires : je demandais tout juste un peu de rigueur.

Les aventures sont dans les livres. Et naturellement, tout ce qu’on raconte dans les livres peut arriver pour de vrai, mais pas de la même manière. C’est à cette manière d’arriver que je tenais si fort.

Les moments parfaits

Elle voulait toujours réaliser des «moments parfaits». Si l’instant ne s’y prêtait pas, elle ne prenait plus d’intérêt à rien, la vie disparaissait de ses yeux, elle traînait paresseusement, avec l’air d’une grande fille à l’âge ingrat. Ou bien encore elle me cherchait querelle:

«Tu te mouches comme un bourgeois, solennellement, et tu toussotes dans ton mouchoir avec satisfaction.»

Il ne fallait pas répondre, il fallait attendre: soudain à quelque signal, qui m’échappait, elle tressaillait, elle durcissait ses beaux traits languissants et commençait son travail de fourmi. Elle avait une magie impérieuse et charmante; elle chantonnait entre ses dents en regardant de tous les côtés, puis elle se redressait en souriant, venait me secouer par les épaules, et, pendant quelques instants, semblait donner des ordres aux objets qui l’entouraient. Elle m’expliquait, d’une voix basse et rapide, ce qu’elle attendait de moi.

Les moments parfaits

«Écoute, tu veux bien faire un effort, n’est-ce pas? Tu as été si sot, la dernière fois. Tu vois comme ce moment-ci pourrait être beau? Regarde le ciel, regarde la couleur du soleil sur le tapis. J’ai justement mis ma robe verte et je ne suis pas fardée, je suis toute pâle. Recule-toi, va t’asseoir dans l’ombre; tu comprends ce que tu as à faire? Eh bien, voyons! Que tu es sot! Parle-moi.»

Je sentais que le succès de l’entreprise était dans mes mains: l’instant avait un sens obscur qu’il fallait dégrossir et parfaire: certains gestes devaient être faits, certaines paroles dites: j’étais accablé sous le poids de ma responsabilité, j’écarquillais les yeux et je ne voyais rien, je me débattais au milieu de rites qu’Anny inventait sur le moment et je les déchirais de mes grands bras comme des toiles d’araignées. A ces moments-là elle me haïssait.

Certainement, j’irai la voir. Je l’estime et je l’aime encore de tout mon cœur. Je souhaite qu’un autre ait eu plus de chance et plus d’habileté au jeu des moments parfaits.

Les aventures

Une histoire, par exemple, comme il ne peut en arriver, une aventure. Il faudrait qu’elle soit belle et dure comme de l’acier et qu’elle fasse honte aux gens de leur existence.

Un livre. Un roman. Et il y aurait des gens qui liraient ce roman et qui diraient : « C’est Antoine Roquentin qui l’a écrit, c’était un type roux qui traînait dans les cafés », et ils penseraient à ma vie comme je pense à celle de cette Négresse : comme à quelque chose de précieux et d’à moitié légendaire. Un livre.

Littérature et jazz

  • Le rôle de la littérature

Se méfier de la littérature. Il faut écrire au courant de la plume ; sans chercher les mots.

La nausée

La nausée

  • Some of these days
  • La nécessité

On a dû rayer le disque à cet endroit-là, parce que ça fait un drôle de bruit. Et il y a quelque chose qui serre le cœur : c’est que la mélodie n’est absolument pas touchée par ce petit toussotement de l’aiguille sur le disque. Elle est si loin — si loin derrière. Ça aussi, je le comprends : le disque se raye et s’use, la chanteuse est peut-être morte ; moi, je vais m’en aller, je vais prendre mon train. Mais derrière l’existant qui tombe d’un présent à l’autre, sans passé, sans avenir, derrière ces sons qui, de jour en jour, se décomposent, s’écaillent et glissent vers la mort, la mélodie reste la même, jeune et ferme, comme un témoin sans pitié.

Un disque?

Roquentin se découvre, avant tout, moins sensible à “Some of these days” qu’au fait musical en général, et considère, à travers ce dernier, le geste artistique et créateur. JL Pautrot, La musique oubliée 1994, p. 35

Bibliographie sur Sartre et le jazz

  • Pautrot, Jean-Louis. La musique oubliée: La nausée, L’écume des jours, A la recherche du temps perdu, Moderato cantabile. Librairie Droz, 1994.

  • Hamel, Yan. L’Amérique selon Sartre : Littérature, philosophie, politique., Montréal: Presses de l’Université de Montréal, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pum.4570.