Écriture, sens et matière

L’écriture nous fait peur

Écriture, humains et machines…

S’interroger sur l’écriture est une manière pour questionner le rapport humain/machine.

Comprendre comment se définit l’humain.

Pour Turing, «mécanisme et écriture sont presque synonymes » (Turing 1950, p. 456) et il convient donc d’envisager le calcul conçu au moyen de la notion d’ordinateur comme une nouvelle étape dans l’histoire de l’écriture (Herrenschmidt, 2007). Michel de Glas, Jean Lassègue 2020

S’interroger aujourd’hui sur l’écriture c’est une manière pour s’interroger sur le rapport entre humain et non-humain, entre humain et machine. Et en effet, l’écriture a une relation profonde avec les machines. Pour citer les autres invités d’aujourd’hui – Jean Lassègue qui cite Clarisse herrenschmidt:

Pour Turing, «mécanisme et écriture sont presque synonymes » (Turing 1950, p. 456) et il convient donc d’envisager le calcul conçu au moyen de la notion d’ordinateur comme une nouvelle étape dans l’histoire de l’écriture (Herrenschmidt, 2007).

L’objectif de mon questionnement sur l’écriture sera donc de m’interroger sur ce qu’est un être humain. Comment l’écriture joue dans la définition de l’humain?

Pour développer ce raisonnement, il me semble utile de partir du Phèdre de Platon, un texte qui a eu un impact très important sur le débat théorique autour de l’écriture.

Écriture comme représentation

δεινὸν γάρ που, ὦ Φαῖδρε, τοῦτ᾽ ἔχει γραφή, καὶ ὡς ἀληθῶς ὅμοιον ζωγραφίᾳ. καὶ γὰρ τὰ ἐκείνης ἔκγονα ἕστηκε μὲν ὡς ζῶντα, ἐὰν δ᾽ ἀνέρῃ τι, σεμνῶς πάνυ σιγᾷ. ταὐτὸν δὲ καὶ οἱ λόγοι: δόξαις μὲν ἂν ὥς τι φρονοῦντας αὐτοὺς λέγειν, ἐὰν δέ τι ἔρῃ τῶν λεγομένων βουλόμενος μαθεῖν, ἕν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν ἀεί. (275d3-9)

Ce qu’a de terrible l’écriture, Phèdre, est aussi qu’elle est vraiment semblable à la peinture. Et en effet, les êtres générés par la peinture semblent des vivants, mais si tu leur poses une question, il gardent un silence majestueux. C’est pareil pour les discours: tu penses que, comme s’ils pensaient quelque chose, ce sont eux qui parlent, mais si en voulant apprendre tu leur poses une question à propos de ce qu’ils disent, ils répètent toujours une seule et même chose.

τὸν τοῦ εἰδότος λόγον λέγεις ζῶντα καὶ ἔμψυχον, οὗ ὁ γεγραμμένος εἴδωλον ἄν τι λέγοιτο δικαίως. (276a8-9)

Tu dis le discours de celui qui sait, vivant et animé, dont le discours écrit pourrait être justement défini une image?

L’écriture est interprétée ici par Platon à l’intérieur d’un paradigme mimétique: il y a d’un côté le réel, de l’autre l’imitation du réel. L’écriture est comme une peinture: elle représente quelque chose. Mais de quoi l’écriture est-elle l’imitation? Elle est la représentation du discours vivant et animé (ζῶντα καὶ ἔμψυχον). Platon oppose ici une pensée vivante et une imitation morte de cette pensée vivante. Il oppose donc sens et matière.

D’une part les choses importantes, celles qui comptent, celles qui se trouvent en haut de la hiérarchie: le sens, la pensée, les idées – et l’âme pour Platon. De l’autre les choses qui sont peu importantes, qui sont des simulacres, qui ne comptent pas et qui se trouvent en bas de la hiérarchie.

Les oppositions

Pensée/écriture

Âme/corps

Sens/syntaxe

Immatérialité/matière

Hommes/machines

Hommes/animaux

L’argument de Platon est à la base d’une rhétorique qui permet de définir l’humain par opposition à quelque chose d’autre qui ne serait pas humain. Ce qu’il faut remarquer dans ces oppositions c’est qu’elles ont une fonction de production de hiérarchie. Il ne s’agit en effet pas juste de distinguer un pôle de l’autre, mais surtout d’affirmer la supériorité de l’un sur l’autre.

Dans cette polarité on trouve par exemple l’opposition entre pensée et écriture, chez Platon, évidemment, âme et corps, plus tard - pensons à Searle - entre sens et syntaxe… L’opposition ontologiquement fondamentale ici - et on le comprend très bien dans le Phèdre - est celle entre immatérialité (supérieure, du côté de l’âme etc.) et matière (triviale, du côté du corps, dépourvue de sens etc.) Évidemment ce qui est intéressant de remarquer ici c’est que les premières oppositions sont fonctionnelles à une définition de ce qu’est l’être humain (ou plutôt “l’homme”, je reviendrai sur cette question).

Les oppositions servent à définir l’humain par rapport à tout le reste (machines, animaux etc.) et à affirmer sa supériorité.

Mais…l’écriture est δεινος

L’adjectif utilisé par Socrate est pourtant significatif.

Il semble mettre en question les oppositions. Il semble troubler les frontières que l’on vient de citer. Il semble questionner, notamment la passivité de la matière.

L’écriture est horrible: δεινός. C’est un adjectif important dans le Phèdre car Socrate avait déjà identifié en tant que deinos son propre discours contre l’amour.

Toujours avec une anastrophe il avait dit:

δεινόν, ὦ Φαῖδρε, δεινὸν λόγον αὐτός τε ἐκόμισας ἐμέ τε ἠνάγκασας εἰπεῖν.

Horrible, Phèdre, horrible discours est le discours dont tu t’es chargé et celui que tu m’as obligé à faire.

C’est l’adjectif utilisé par Homère pour décrire Charybde:

αὐτὰρ ἐπεὶ πέτρας φύγομεν δεινήν τε Χάρυβδιν

Odyssée 12,260.

Charybde est horrible car monstrueuse et divine. Δεινός est l’adjectif qui signifie la terreur provoquée par la démesure. On va au delà des limites, on franchit les frontières de l’humain et on devient monstrueux, horrible et démesuré. Δεινός est ce que devient celui qui a péché de ὕβρις.

Mais le jeu entre mesure et démesure est loin d’être si simple. Nous l’avons vu: Phèdre et Socrate jouent à dépasser les bornes tout en demandant à l’autre de les respecter. Et en effet, la signification de δεινός est aussi ambigüe: car dépasser la mesure imposée pour les humains est une faute, mais aussi rend grand, admirable. L’homme qui pèche de ὕβρις devient finalement semblable à un dieu. Le blasphème est à la fois horrible, terrible et admirable, divin.

Hérodote utilise de cette manière l’adjactif, quand il parle d’un “homme terrible et sage”: ‘ὦ βασιλεῦ, κοῖόν τι χρῆμα ἐποίησας, ἀνδρὶ Ἕλληνι δεινῷ τε καὶ σοφῷ δοὺς ἐγκτίσασθαι πόλιν ἐν Θρηίκῃ’ - “Roi, qu’as-tu fais? Tu as permis à un grec terrible et sage de construire une ville en Thrace…” Her. 5.23.

L’expression ‘σοφὸς καὶ δεινός ἀνήρ’ (homme sage et terrible) semble être presque une expression figée en grec.

Si l’écriture est deinos, c’est parce qu’elle viole les limites qui lui sont données. Elle ne reste pas là, passive, inerte, materielle, dépourvue de sens. Elle parle, elle dit quelque chose, elle porte du sens.

L’écriture dépasse les limites parce qu’elle prend la place de quelqu’un d’autre. Elle prend la place de l’humain, elle remplace l’humain

Et cette dimension nonhumaine de l’écriture semble être l’un de ses traits caractéristiques, à partir de la définition même d’écriture. Je prends une définition qu’on trouve dans les pages du livre d’Herrenschmidt:

Le scripteur n’est plus là

L’écriture est…

Un ensemble de signes dont la valeur peut être identifiée à juste titre par une autre personne que celle qui les traça.[…] Il y a donc écriture quand le scripteur s’est éloigné…
Herrenschmidt, Clarisse. Les trois écritures, Gallimard, 2007, p. 94-95 (éd Folio)

L’écriture et la crise de l’humain

Troubler les oppositions…

Matter mattersKaren Barad, Meeting the universe halfway

Posthumain, inhumain, préhumain

Faisons un point sur les manières pour exprimer cet aspect non humain qui nous intéresse ici.

En premier lieu on peut faire référence au domaine des post-human studies, qui justement posent la question de la possibilité même de définir l’humain. C’est ce qui caractérise justement l’approche des post-human studies dont l’apport fondamental est de questionner le concept même d’être humain pour concentrer l’attention sur des dynamiques complexes de production de sens et plus généralement de production du réel. Le posthumanisme n’a donc rien à voir avec certaines idées transhumanistes de dépassement de l’humain grâce à son augmentation technologique.

Inhumain: intéressant car il met en question les valeurs morales qui sont au fondement des oppositions.

mais préhumain est celui qui me plaît le plus parce qu’il renvoie à l’idée qu’on se situe avant que la définition d’humain soit possible.

Évidemment c’est ontologique et non chronologique.

L’écriture numérique comme écriture préhumaine

inscriptions inhumaines, sens inhumain
avant le concept d’“humain”

Le fait numérique joue sans doute un rôle fondamental dans cette idée d’écriture non humaine. Il offre de multiples exemples de signes, traces et inscriptions techniques qui s’imposent comme du sens, mais qui échappent au contrôle des mécanismes de signification strictement humains. Ces écritures comportent à la fois la caractéristique de se présenter comme inscriptions de signes qui peuvent être considérés finalement comme une série de caractères ou plus précisément de lettres – simplement le résultat d’un encodage de lettres en bit : 1 lettre=8 bit, à savoir 1 byte – et la caractéristique d’être impossibles à écrire et à lire par des êtres humains. Un fichier binaire, un algorithme, une base de données sont ultimement des séries de caractères qu’un être humain peut visualiser sur un écran – ou imprimer sur une feuille de papier –, mais dont l’écriture et la lecture sont réservées aux machines.

On pourrait objecter que les environnements numériques sont des artefacts et qu’ils sont donc produit par définition par des êtres humains. Mais ce qui nous intéresse ici est précisément l’inverse: de quelle manière des pratiques et des interactions font émerger justement une idée de ce qu’est l.’humain.

ChatGPT par exemple, nous oblige à nous poser à nouveau la question qu’est-ce que l’humain. Car des choses, comme la manipulation de la langue naturelle ou la production de textes originaux, qui semblaient les prérogatives de l’humain ne le sont plus, de fait. Nous ne pouvons plus définir l’humain comme avant car les traits que nous croyions caractéristiques et spécifiques de l’humain ne lui sont pas – ou plus – réservés. (Par exemple animal doté de langage)

Comment l’écriture contribue-elle à définir ce qui est humain ?

My posthumanist account calls into question the givenness of the differential categories of human and nonhuman, examining the practices through which these differential boundaries are stabilized and destabilized. Barad, Karen. 2007. Meeting the Universe Halfway: Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning. Second Printing edition. Durham: Duke University Press Books.

Et si…

…l’adjectif δεινός se referait à notre propre ὕβρις?